Les nouvelles réglementations du reporting de durabilité extra-financier
La Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD) marque un tournant dans le reporting extra-financier. Publiée en décembre 2022 et entrée en vigueur […]
Le vocabulaire du développement durable et de la finance responsable s’est enrichi ces dernières années de termes parfois complexes, dont celui de « double matérialité ». Si vous avez déjà entendu cette expression sans vraiment en saisir la portée, vous n’êtes pas seul·e. Pourtant, ce concept est au cœur de la nouvelle directive européenne sur le reporting durable, la CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive), qui impose aux entreprises une approche inédite et plus exigeante de leur responsabilité.
La double matérialité change profondément la manière dont les organisations doivent penser leur impact et leur performance. Elle ne se limite pas à une contrainte réglementaire : elle devient un levier stratégique pour anticiper les risques, saisir des opportunités et renforcer la confiance des parties prenantes.
Dans cet article, nous allons démystifier ce concept, expliquer ses deux dimensions, montrer pourquoi il est désormais incontournable et détailler les étapes d’une analyse réussie.
Pour bien comprendre la double matérialité, il faut d’abord revenir sur la notion de matérialité tout court. Dans le langage financier, la matérialité désigne le caractère significatif d’une information. Une donnée est dite « matérielle » lorsqu’elle peut influencer les décisions des investisseurs ou des parties prenantes financières. Par exemple, une variation de chiffre d’affaires ou un risque lié à un fournisseur stratégique entre dans cette catégorie.
Au fil du temps, ce principe a été élargi à la RSE (Responsabilité Sociétale des Entreprises) et au reporting extra-financier, notamment via les standards du GRI (Global Reporting Initiative). Les entreprises ont ainsi commencé à identifier les enjeux environnementaux, sociaux ou de gouvernance jugés pertinents pour leurs activités et susceptibles d’intéresser leurs investisseurs.
Mais cette approche restait limitée : un sujet pouvait être considéré comme secondaire, voire ignoré, dès lors qu’il n’avait pas d’incidence financière immédiate. Autrement dit, certains impacts environnementaux ou sociaux, comme la pollution d’un écosystème local ou les conditions de travail dans une chaîne d’approvisionnement, pouvaient passer sous le radar.
C’est pour dépasser ces limites que la notion de double matérialité a été introduite. Elle repose sur deux dimensions complémentaires :
Cette approche analyse comment les enjeux extérieurs – climatiques, réglementaires, technologiques ou sociaux – influencent la performance et la pérennité de l’entreprise. Exemple : une sécheresse qui affecte la production agricole d’une société agroalimentaire ou une réglementation carbone qui augmente les coûts d’un industriel.
Cette dimension inverse la perspective : elle s’intéresse à la manière dont l’entreprise, par ses activités, ses produits ou ses décisions, impacte la société et l’environnement. Exemple : les émissions de gaz à effet de serre, la consommation d’eau ou les effets sur la santé des consommateurs.
La double matérialité consiste à croiser ces deux regards. Un enjeu important parce qu’il affecte directement les performances financières de l’entreprise, mais aussi parce que ses impacts sociétaux ou environnementaux sont significatifs. Dans bien des cas, les deux dimensions s’entrecroisent.
Historiquement, la double matérialité a fait son apparition dès la directive NFRD, mais c’est la CSRD qui la formalise et la rend obligatoire. Avec les nouvelles normes européennes ESRS (European Sustainability Reporting Standards), les entreprises devront désormais documenter cette analyse et la traduire dans leur reporting.
La première raison est simple : la CSRD impose l’analyse de double matérialité. Toutes les entreprises européennes dépassant certains seuils (chiffre d’affaires, effectifs, total de bilan) devront s’y conformer progressivement à partir de 2025, avec publication de leur premier rapport en 2026.
Ne pas s’y préparer, c’est donc s’exposer à des risques de non-conformité et de sanctions, mais aussi à un retard face à ses concurrents.
Au-delà de l’aspect obligatoire, la double matérialité offre un cadre stratégique puissant. Elle permet :
Les entreprises qui adoptent cette démarche proactivement renforcent leur résilience et leur attractivité auprès des investisseurs, des clients et des talents.
La double matérialité conduit à un reporting plus clair, plus crédible et plus comparable entre entreprises. En renforçant la transparence, elle améliore la relation avec les parties prenantes et consolide la gouvernance. C’est un vecteur de confiance, dans un contexte où les accusations de greenwashing se multiplient.
Article à lire : Entreprises éthiques et greenwashing : comment séparer le vrai du faux ? A quoi reconnaît-on une entreprise éthique ?
La première étape consiste à définir le périmètre de l’analyse. L’entreprise doit recenser les thématiques ESG pertinentes : climat, biodiversité, ressources naturelles, droits humains, conditions de travail, gouvernance, etc. Ce travail s’appuie sur les référentiels ESRS et les standards sectoriels.
L’analyse de double matérialité ne s’effectue pas dans le vide : elle doit s’appuyer sur des référentiels précis définis par la Commission européenne et l’EFRAG (European Financial Reporting Advisory Group). Ces référentiels sont regroupés sous le nom de normes ESRS (European Sustainability Reporting Standards).
Les ESRS constituent le cadre officiel pour appliquer la CSRD. Ils définissent ce que les entreprises doivent analyser et reporter.
On distingue trois grandes catégories :
Chaque secteur présente des enjeux ESG spécifiques. Par exemple :
Lorsqu’une entreprise engage son analyse de double matérialité, elle doit :
Il s’agit de collecter les données internes existantes : indicateurs environnementaux, risques financiers, incidents sociaux et politiques internes. Des outils d’évaluation ou de scoring peuvent aider à structurer cette phase, comme :
Enfin, la construction de la matrice de matérialité s’effectue le plus souvent avec des outils simples comme Excel ou Google Sheets, en s’appuyant sur les recommandations officielles de l’EFRAG (European Financial Reporting Advisory Group) pour rester conforme aux ESRS.
La double matérialité ne peut se construire en vase clos. Il est essentiel d’impliquer les parties prenantes : collaborateurs, clients, fournisseurs, investisseurs, associations, collectivités. Cela passe par des enquêtes, des ateliers ou des entretiens, qui permettent de hiérarchiser les enjeux selon leur perception et leur importance.
Les informations issues de l’analyse interne et de la consultation externe sont croisées dans une matrice. Généralement représentée par deux axes (impact financier / impact sociétal-environnemental), elle permet de visualiser les thématiques prioritaires. Cette matrice doit ensuite être validée par la gouvernance de l’entreprise.
Une fois établie, la matrice devient le fil conducteur du reporting CSRD. Les indicateurs à publier sont choisis en fonction de la position des enjeux dans la matrice. Mais surtout, cette analyse doit nourrir la stratégie globale de l’entreprise et orienter les décisions à moyen et long terme.
Prenons le cas d’une entreprise du secteur agroalimentaire.
La double matérialité met en lumière ce double lien. Elle incite l’entreprise à investir dans des pratiques agricoles durables, à diversifier ses sources d’approvisionnement et à réduire son empreinte carbone. Résultat : une meilleure résilience et une meilleure image auprès des consommateurs.
La double matérialité n’est pas seulement un nouveau jargon de la durabilité. Elle représente un changement de paradigme : les entreprises ne peuvent plus se contenter de mesurer uniquement les impacts financiers, elles doivent aussi rendre compte de leur influence sur la société et l’environnement.
La directive CSRD fait de ce principe un pilier du reporting durable. Mais au-delà de l’obligation, c’est une occasion unique d’améliorer sa stratégie, de renforcer sa résilience et de gagner la confiance de toutes les parties prenantes.
Comprendre et appliquer la double matérialité, c’est donc transformer une contrainte réglementaire en un avantage compétitif et durable.
L’ISE, en tant qu’acteur de référence de la formation aux métiers de l’environnement et de la RSE, accompagne déjà les professionnels dans cette transition. Car derrière la technicité du terme, la double matérialité pose une question simple : quelle entreprise voulons-nous être demain ?
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